En sintéressant à lhistoire de la taifa de Denia, Travis Bruce nétait pas sur un terrain totalement vierge. Plusieurs chercheurs espagnols sétaient déjà penchés sur cet émirat issu de la dislocation du califat omeyyade dal-Andalus, et notamment Rafael Azuar Ruiz (1989). Son travail, issu dune thèse soutenue en 2009 à luniversité de Toulouse sous la direction de Philippe Sénac, renouvelle en grande partie ces approches traditionnelles en changeant le cadre et les échelles danalyse. Sans négliger la configuration politique compliquée des taifas andalouses, il interprète lhistoire de lémirat de Denia dans un double contexte ibérique et méditerranéen, sinscrivant en cela dans le renouvellement récent des études sur la présence musulmane et les ports musulmans en Méditerranée (Picard, sous presse). Ce quil explore, cest une expérience à la fois unique par son ampleur, mais aussi partagée par dautres villes du monde musulman occidental au XIe siècle, à savoir linsertion de Denia dans des réseaux déchanges à léchelle de la Méditerranée et fortement marqués par lessor du transport maritime.
La durée de vie de cet émirat est relativement courte, et couvre les règnes de lémir Mujahid al-?Amiri (400-436/1010-1044) et de son fils ?Ali (436-468/1044-1076), jusquà sa conquête et son annexion par la taifa de Saragosse en 1076. Et ce nest pas le moindre mérite de TB que davoir su mobiliser toutes les sources disponibles, à la fois textuelles (arabes pour lessentiel), documentaires (lettres de la Geniza, archives latines) et matérielles (numismatique, céramiques, un peu darchéologie urbaine et rurale). Une présentation synthétique de ces sources aurait cependant été utile en début de volume, non seulement par respect des conventions académiques, mais aussi parce que leurs lacunes ou les orientations quelles induisent conditionnent assez largement la réflexion, notamment sur « léchec » de lexpérience méditerranéenne des émirs de Denia.
TB rappelle tout dabord les prémices de louverture méditerranéenne de la côte orientale dal-Andalus, au ixe et surtout au xe siècle lorsque les califes de Cordoue développent une politique navale plus cohérente et ambitieuse, reprenant à leur compte des réseaux formés progressivement par des ba?riyyun autour de quelques pôles comme Péchina, le Fraxinet ou les Baléares, mais aussi un réseau de riba?s littoraux. Cela lui permet dinscrire la politique des émirs de Denia dans une tradition politique dans laquelle la mer est à la fois source de richesses (par le commerce ou la course principalement) mais aussi de légitimité (par le djihad). La fondation de lémirat amiride loriente cependant plus résolument vers la mer, avec la fondation dune capitale en position littorale, sur un site qui était semble-t-il resté inoccupé depuis labandon de la ville romaine. Jusque-là périphérie peu développée et mal intégrée aux réseaux déchanges, doté dun hinterland assez ingrat, le littoral de Denia connaît alors un développement remarquable. Ce nest certes pas la seule taifa méditerranéenne : Valence, Tortose, Murcie ou Almeria deviennent également des capitales démirats, et sappuient parfois sur une tradition maritime plus ancienne. Mais cest à Denia que larticulation entre construction politique ibérique et projection méditerranéenne a été le plus poussée. « Point de rencontre entre al-Andalus et la Méditerranée » (p. 25), Denia simpose comme un pôle dimpulsion dans des réseaux déchanges à la fois terrestres et maritimes, pensés et construits en fonction dun projet politique précis, que TB qualifie de « califat maritime » (p. 148) ou de « thalassocratie ». Ce concept de réseau est au cur de la réflexion de TB et sans doute aurait-il gagné à être défini de manière plus théorique. Il permet de donner une intelligibilité à la construction politique et territoriale des émirs de Denia. La réflexion menée (p. 85-86) sur la « territorialité éclatée [sur terre et sur mer] et en évolution constante » de la taifa est à cet égard particulièrement intéressante, car elle permet déclairer les logiques à luvre dans la politique des émirs. Le territoire contrôlé est alors celui sur lequel sexerce une fiscalité mais aussi celui qui permet aux réseaux déchanges de fonctionner et dêtre maîtrisés. La politique des émirs est en grande partie guidée par le contrôle et la domination de ces réseaux, et donc par des logiques qui sont avant tout commerciales et économiques. La mise en défense du territoire répond aussi à la nécessité de sécuriser les routes reliant le port à son hinterland et à des réseaux terrestres plus lointains, mais aussi de garantir la levée des taxes. Lorganisation du territoire et du peuplement aussi, qui voit un mouvement de colonisation agraire le long des axes de circulation et dans la zone littorale, montrant une restructuration de lespace en fonction du nouveau pôle dimpulsion que constitue Denia et de la commercialisation des produits du sol, dans une interaction pensée entre le port et son hinterland. La politique navale, surtout, est mise au service de cette ambition méditerranéenne. Larsenal de Denia, les ressources de lémirat, mais aussi les initiatives privées de marins ou de marchands participent à cet effort de conquête dun espace maritime. Privilégiant dans un premier temps une activité de rapine qui apporte à la fois du butin et une légitimité au titre du djihad maritime, les émirs construisent en même temps les instruments dun contrôle de lespace maritime qui passe par une mise en valeur du littoral et surtout la conquête des îles les Baléares à un jour seulement de navigation et, pour un temps, la Sardaigne. Cette maîtrise de la « route des îles » permet dans un second temps dadopter une politique moins belliqueuse qui met laccent sur les échanges commerciaux, au sein du monde musulman mais aussi avec les chrétiens.
TB montre ainsi que la diplomatie déployée par les émirs de Denia sexplique en grande partie par des enjeux commerciaux : « La conquête du territoire se fit en fonction des grands axes de communication et la diplomatie emprunta souvent les mêmes chemins que les marchandises » (p. 89). Cela vaut pour les relations avec les taifas voisines, que TB analyse successivement, en commençant par les principautés maritimes du Sharq al-Andalus (Tortose, Valence, Tudmir et Almeria), puis celles de lintérieur (Séville, Tolède, Badajoz et enfin Saragosse qui finit par annexer Denia). Il montre que ces relations, compliquées, visent en partie à garantir lacheminement des marchandises jusquau port de Denia, et que ce nest quaprès léchec en Sardaigne que les ?Amirides, par un mouvement de balancier entre visées méditerranéennes et visées ibériques, se replient sur une politique plus centrée sur la Péninsule. Leur ouverture sur la mer et les routes du grand commerce les amène à nouer des relations avec les autres puissances musulmanes de la région, notamment au Maghreb.